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lundi, 14 mars 2011

Devant Tchernobyl

Ballet aérien

 

Nous étions paralysés devant le téléviseur, jour et nuit, depuis une semaine.

Les caméras du monde entier regardaient avec effroi

Par-dessus l’épaule des premiers sauveteurs – militaires pour la plupart.

Sous les casques, visages poupins des pilotes d’hélicoptères.

Tournant dans le ciel aimanté de suie fondante, ils effectuaient

Vol sur vol , en virtuoses,

Sans jamais se retourner –  vrille vers un Moloch de non-être –

Ni sur eux, ni sur leur famille, ni sur ce monde vulnérable

Dont la forme s’estompait comme lors d’une opération du cerveau.

Anges d’une espèce sans calcul, survivant là où même les microbes ne peuvent survivre, anges au corps lourd, bien plus lourd qu’avant (mais de gaze froide), matérialisés là-haut telle une masse de cellules cancéreuses pour se calciner sur les bords de l’univers, parmi les dynasties déchues, admis aux dessins éternels de la terre, à telle enseigne qu'on dirait la base d'un nouvel espace vectoriel.

 

Des années plus tard, je rêve encore

De ces grands insectes aux ailes galvanisées.

 

Course au-delà de la mort. Boucle de temps qui se condense, se distend.

Est-il permis, dans de telles conditions, de parler de courage ?

D’un nécessaire devoir ? De peser l’abnégation ?

 

Sacrifice incroyable, son éternité n’a pas de fin.

 

La chose est à la fois absente et colossale:

Il n'en reste qu’un trou dans la poussière de la mémoire.

Et peut-être la lévitation d’un cœur en métal (parfaitement rembobiné).

 

Ce qu’il faudrait de présomption pour comprendre (comprendre quoi ?).

 

Ce qui dure et se répète à force d’être intolérable et surexact.

 

S'infecte de ses preuves.

 

Là où il n’y a plus de possible, plus de bifurcation – un centre vide.

Seulement un pur espace de logique et de faits.

 

La terre criblée de ce qu'on ne peut pas dire, de ce qui n'en finit pas.

 

Ainsi nous fut donnée une nouvelle image de nous-mêmes.

Ainsi cheminerons-nous à jamais exposés à l’inconnaissable.

 

Éoliennes, L'Age d'Homme, 2006

 

dimanche, 30 août 2009

Un Cassandre post-atomique

On ne sait plus très bien où est le nucléaire, proclamait
Onésime Duvivier à qui voulait l’entendre (si, partout). À force,
Il nous portait sur les nerfs, c’est vrai, avec ses spectres
Qui avaient pour noms : cancers thyroïdiens, leucémies
Et moult horreurs prenant corps dans le génome humain.
Oui, un cycle s’achève, une conscience furtivement s’éveille.
Ainsi, le moment venu, chacun sera-t-il prêt au grand plongeon
Dans un monde où la singularité brille comme un signe de l’universel.
Avec sa barbe de hippie passionné, il imprimait
Dans nos cervelles ces proliférations monstrueuses,
Ce partout terrifiant (sans compter les crépuscules lavés de pluies
Acides, les eaux usées, les baleines, le réchauffement
Climatique). Il est si difficile déjà d’avoir sa tranche d’air.
De ce propos-ci à ce propos-là, nous n’en finissions
Pas de nous colleter avec une nature sans fond ni bords
Témoins enfantins de sa rage, impuissants comme lui :
Rien que d’y penser, j’en frissonne encore.

Extrait d'Éoliennes, L'Age d'Homme, 2007

mardi, 20 janvier 2009

Musée égyptien (Turin)

D’un commun accord, nous nous sommes arrêtés devant les sarcophages
Dont la pierre, dans cet extrême de voir,
Semblait supplier par-delà la béance du temps.

Et je t’ai accueillie dans mes bras comme on défait des bandelettes pour
Mettre à nu ce qui se confond maintenant avec la stridence de la ville.
Mouvement des lèvres – à peine une supplique.
Autour de nous, ce viol du présent (mais c’était la condition,
N’est-ce pas ?). Comme tu me serrais le poignet, farouchement,
Un insecte ailé est sorti (toutes antennes frémissantes, aussi égaré
Visiblement qu’un voyageur du temps à l’instant où
La disparition se précise) du coffre sculpté.

Une blatte, je crois – l’héritage des momies ?

Je retrouvai (d’instinct) le geste des yeux dans l’ordre imparfait du monde.
À la sortie, le rouge du ciel comme une joue souffletée nous
Accueillit, attestant que la rencontre avait bien eu lieu.


Extrait d'Éoliennes, Ed. L'Âge d'Homme, 2007


 

jeudi, 07 août 2008

Acte de foi

Assis au bord du vide immense, j’étais pétrifié.
En dessous, le grand damier des champs, des lacs et des forêts
Se décomposait à chaque fois que l’avion virait sur son aile
Une pure abstraction que le pilote retouchait de son pinceau
Pour ceux (si nombreux) qui ne posent pas de questions
Et tolèrent de vivre dans ce par-delà irrationnel et sans frontières.
Fusillade d’air. Les mains exsangues de mon coéquipier tremblaient.
Une phrase, glanée allez savoir où, me revenait sans cesse :
« La charge de l’atmosphère est de nature plutonienne. »
L’oreille tendue vers des bribes de voix en gravitation libre
J’essayais de me rappeler les gestes que le moniteur
Nous avait enseignés après nous avoir montré comment plier le parachute.
Mais rien ne venait. J’ai fermé les yeux et pensé à toi
Pour glisser dans l’immensité du froid, vers la vérité de nulle part.
Quelques fragments d’éternité plus tard, dans un fracas terrifiant
Le nénuphar de toile me suspendait net au milieu de ma chute.
Solitude – jamais je ne t’aurai vue si démesurée.

lundi, 04 août 2008

Poids des mots

I.

L’année où nous l’avons le mieux connue, c’est-à-dire
Celle de son chemin de croix, ma grand-mère vivait
Au milieu d’un jardin d’hiver, d’une serre imprévisible
De souvenirs, parmi lesquels surnageaient, çà et là, quelques regrets.
Celui, par exemple, le jour où la sage-femme lui avait dit :
« Madame, voyons ! retenez-vous, les bébés ne sont pas des jouets. »
De s’être défendue de la jeter dehors avec son baluchon d’animosités.
Les yeux remplis du bruit des vagues enthousiastes de nos royaumes
Elle lisait comme jamais : et cela se continuait dans ses pensées
Sans parler des oiseaux argentés qui s’envolaient hors de son sommeil.


II.

Pour elle, les mots se détachaient plus aisément des choses
Enfantant leurs propres voies, comme si d’avoir été usés
Ils s’étaient trouvé un habit neuf dans le vestiaire de la mémoire.
En attendant son heure qui n’arrivait pas
Elle tricotait des chaussons pour ses futurs arrière-petits-enfants
(Qu’on me pardonne : il s’agit là, bien sûr, d’une simple anecdote.)
Sa vie remontait comme un plongeur au bord de la jetée.
Elle parlait aussi de correspondances de guerre
De l’eau qu’on tire à la pompe, le soir, avec les carpes vernissées
Qui se mettent à dialoguer avec les ombres d’étoiles
Et de sensations inquiétantes attachées aux aubes élémentaires.
Elle se disait une pirogue tirée à sec sur les criques de la mer nocturne.
Alors, mais de très loin, elle évoquait cet amoureux (Jean) qui s’était morfondu
Trente-six jours – rien moins – devant l’autel du Saint-Sacrement
Étranger à tout ce qui n’était pas elle, avant de tenter de se donner la mort
D’une balle dans la cavité buccale – projectile ressorti par l’œil droit
Sans même égratigner le cerveau (mais là encore…)
Bref, il y a parfois un ange gardien pour vous chuchoter à l’oreille.
À ce point du récit, un sourire gracieux affleurait sur ses lèvres.

(2005)

samedi, 31 mai 2008

Dimanche

Grabataire depuis de longs mois, le monde pour elle s’était mué en un vaste coquillage auquel elle collait une oreille sans âge. De cette façon, elle accueillait l’imperceptible (si difficile à dire), elle retrouvait des souvenirs. Le chant du loriot. Le miracle du pommier en fleurs. Une mélodie omniprésente lui parvenait comme une marée à l’opéra de l’abat-jour : « Le concert des anges », affirmait-elle. Elle se tenait modestement à la source, en symbiose déjà avec les forces d’au-delà dont le flux incessant traversait sa chambre sans pourtant donner de la voix. Bien sûr, il y a la pudeur.

Le dimanche, quand nous lui rendions visite, elle savait d’avance les morceaux d’orgue que je jouerais : telle pièce de Couperin, Clérambault et Bach quelquefois. Elle demeurait parmi les comètes musiciennes, voguait sur des coussins d’air à travers le cosmos rayonnant. Plus tard, elle égrènerait son chapelet en attendant qu’on lui apporte l’Eucharistie dans une custode dorée. Pas de conseils : on se connaît si peu soi-même. Grand-mère regrettait la rumeur des jours de semaine, la sonnerie de l’école, tout près, qui laissait fuir les enfants comme le gaz d’un tuyau.

Il lui semblait qu’elle avait vécu ces années à la manière d’un rêve, dans une verticalité assez humble pour que le fil n’en soit jamais rompu. Elle s’étonnait elle-même de durer, mais ne semblait nullement pressée d’échapper au convoi des douleurs qui passait à travers son corps supplicié. Voici qu’on entaillait, rongeait, brisait ses os, malgré les opiacés, les constantes séances de radiothérapie. Elle devenait cet os (cette esquille). Cœur cerclé de fougères. Lutte viscérale. Souffrance des cavernes.

À notre plus grand étonnement, les coups assénés ne l’empêchaient pas de savourer chaque minute. Sa vitalité ne cédait que de courts instants à la tristesse. La mort, elle l’avait chassée loin d’elle, de même que toute idée de faute, de vice, de désolation. Sa chambre, c’était Cythère chaque jour. Sans maison humaine, rien ne résiste au temps. Elle montrait l’exemple de façon légère et libre, parachevant ainsi, au gré des vents et du passage des oiseaux, la révélation qui fait de nous un temple, une citadelle, un arbre étagé vers le ciel.

 

Extrait d'Éoliennes, Ed. L'Age d'Homme, Lausanne 2007

samedi, 17 mai 2008

Mémorial

Ce printemps, je m'ai pas vu fleurir les arbres
À peine un peu de blanc suspendu insouciant aux branches
Cela s’est fait si vite, en une nuit, comment s’y retrouver ?
J’ai tant de peine depuis que tu n’es plus là pour soutenir mon cœur
La mort, quelle muette aveugle chose quand elle nous étrangle !
Pourtant, tout semble né une fois encore du mystère
Il y a ce pollen semé de frais qui se détache sur le rebord de ma fenêtre
La rue paraît voguer, elle est partout chez elle
Roue du soleil, pudeur des femmes embrasant d’amour la terre
Comment saisir un peu de cette fraternelle clarté ?
Ni le marbre, ni l’instant, moins encore une passagère lumière
Ne colmatent l’absence.

(2001)

 

jeudi, 15 mai 2008

L'art et le reste

Voici bientôt un an que je n’ai plus écrit le moindre vers.
Rien ne coule de source, et pourtant c’est là, tout près, je le sens
Ça végète déjà, juste refusé, pour poindre avec le jour, peut-être
Est-on maître après tout de ce qui se donne sans se livrer ?
Je vois mon père, grand et dur, penché sur son jardin
Le pommier est en fleurs, c’est les matins qu’il préfère
J’entends ma mère, seule, à présent, dans la vaste maison
Si menue qu’elle semble avoir glissé hors des douleurs du temps...
C’est eux, la vie, son poids, que mon poème cherchait à retrouver.

(1999)

dimanche, 20 avril 2008

Salon de coiffure

Tous les mois, nous allions chez le coiffeur qui vivait au château.
Il me juchait très haut, faisait la moue et se reculait
Avant de commencer à s’affairer avec ses ciseaux
Autour de mes oreilles aussi sensibles que des sonars. Mes peines
D’enfant s’envolaient à mesure que je devenais plus léger.
Un film en noir et blanc passait dans ma tête pendant qu’il cisaillait
Les mèches qui dépassaient au sommet de mon crâne.
Parfois un jeune homme apparaissait sur cet écran laissé vide
Puis s’estompait ainsi qu’une boussole incertaine
Disparaissant de l’ordre interprétable du monde sensible.
Peu à peu je sombrais dans le miroir où des poissons
Aux contours flous remuaient plus étrangement que des étoiles
Et, lorsque je parvenais à en sortir, je n’étais plus le même.

(1999)