samedi, 31 mai 2008
Dimanche
Grabataire depuis de longs mois, le monde pour elle s’était mué en un vaste coquillage auquel elle collait une oreille sans âge. De cette façon, elle accueillait l’imperceptible (si difficile à dire), elle retrouvait des souvenirs. Le chant du loriot. Le miracle du pommier en fleurs. Une mélodie omniprésente lui parvenait comme une marée à l’opéra de l’abat-jour : « Le concert des anges », affirmait-elle. Elle se tenait modestement à la source, en symbiose déjà avec les forces d’au-delà dont le flux incessant traversait sa chambre sans pourtant donner de la voix. Bien sûr, il y a la pudeur.
Le dimanche, quand nous lui rendions visite, elle savait d’avance les morceaux d’orgue que je jouerais : telle pièce de Couperin, Clérambault et Bach quelquefois. Elle demeurait parmi les comètes musiciennes, voguait sur des coussins d’air à travers le cosmos rayonnant. Plus tard, elle égrènerait son chapelet en attendant qu’on lui apporte l’Eucharistie dans une custode dorée. Pas de conseils : on se connaît si peu soi-même. Grand-mère regrettait la rumeur des jours de semaine, la sonnerie de l’école, tout près, qui laissait fuir les enfants comme le gaz d’un tuyau.
Il lui semblait qu’elle avait vécu ces années à la manière d’un rêve, dans une verticalité assez humble pour que le fil n’en soit jamais rompu. Elle s’étonnait elle-même de durer, mais ne semblait nullement pressée d’échapper au convoi des douleurs qui passait à travers son corps supplicié. Voici qu’on entaillait, rongeait, brisait ses os, malgré les opiacés, les constantes séances de radiothérapie. Elle devenait cet os (cette esquille). Cœur cerclé de fougères. Lutte viscérale. Souffrance des cavernes.
À notre plus grand étonnement, les coups assénés ne l’empêchaient pas de savourer chaque minute. Sa vitalité ne cédait que de courts instants à la tristesse. La mort, elle l’avait chassée loin d’elle, de même que toute idée de faute, de vice, de désolation. Sa chambre, c’était Cythère chaque jour. Sans maison humaine, rien ne résiste au temps. Elle montrait l’exemple de façon légère et libre, parachevant ainsi, au gré des vents et du passage des oiseaux, la révélation qui fait de nous un temple, une citadelle, un arbre étagé vers le ciel.
Extrait d'Éoliennes, Ed. L'Age d'Homme, Lausanne 2007
00:10 Publié dans Éoliennes, quelques courants d'air | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, poéme, poésie, écriture
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