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samedi, 19 juillet 2014

Un malade en forêt, de Louis-René des Forêts

il_340x270.618565726_2bcs.jpgQuand je parle avec des confrères médecins de ce qu'ils font pour se ressourcer, j'entends la plupart du temps que leur préférence va à la musique et au sport, mais bien souvent aussi à la littérature ou au  cinéma – peut-être parce que l'un comme l'autre permettent une identification différente au vécu de leurs patients. À travers la fiction, il nous est possible de nous projeter dans mille autres existences que la nôtre, en nous glissant impunément dans la peau de tel ou tel personnage qui en devient si présent que c’est presque comme si nous le côtoyions dans la réalité. Loin des modes de transmission classiques du savoir, cette voie oblique offre un enrichissement incomparable au médecin. Et sans doute la lecture d’un bon roman m’a-t-elle plus d’une fois sauvé d’un excès de dureté pendant le temps de la consultation.

Parmi les nombreux ouvrages qui m’ont ainsi accompagné, je place très haut Un malade en forêt, transposition d’un épisode vécu par l’auteur lui-même. Louis-René des Forêts est sans doute un écrivain atypique, lui qui prétend avoir comme projet d’essayer de « formuler ce qui est ineffable, d’ordonner ce qui est irrémédiablement chaotique ». Ce petit livre, situé à la fin de la Seconde Guerre, raconte donc à la première personne un épisode de la vie de Louis, un résistant français ayant à charge d’administrer en pleine zone occupée un camp clandestin d’aviateurs alliés et de prisonniers évadés. Louis s’attache à Rudy, un indigène d’Afrique du Sud qui a participé à la guerre de Libye jusqu’à ce que les Allemands l’aient fait prisonnier et expédié dans un camp de Silésie. Malgré le teint suspect de sa peau, le jeune Rudy est parvenu à s’échapper de ce camp, à traverser la moitié de l’Allemagne pour finir dans cette clairière où il végète désormais en compagnie d’une centaine d’autres soldats américains ou anglais en attente de franchir sans encombres les lignes dans l’autre sens. 

La première partie du récit nous montre les riches heures de la vie en plein air, le campement, les problèmes d’approvisionnement, les conditions de vie spartiates, les disputes entre les hommes, et bien sûr les soucis de Louis concernant la sécurité de tout ce petit monde : les Allemands rôdent partout, ils fouillent régulièrement les bois, et il faut sans cesse redoubler d’ingéniosité pour leur échapper.

Malheureusement, tout bascule quand Rudy commence à développer les premiers symptômes d’une appendicite aiguë. On suit avec angoisse le mal qui empire, le jeune Noir souffrant tellement qu’il ne peut s’empêcher de geindre, malgré une gêne manifeste d’étaler ainsi sa souffrance au grand jour. Faut-il faire appel à un médecin ? Faire se déplacer un praticien au chevet du malade ne risque-t-il pas de mettre en danger l’ensemble des soldats cachés dans la forêt ? Après mille tergiversations, on finit par opter pour cette prise de risque. Pour compliquer l’affaire, on ne trouve dans la région qu’un « sale toubib », connu pour avoir collaboré avec l’ennemi. Contre toute attente, ce dernier accepte de soigner l’Africain, probablement parce que la fin de la guerre approche et qu’il espère ainsi s’acheter une bonne conduite. 

Les résistants l’acheminent jusqu’au malade dont le visage – sali de traînées grisâtres – conserve le calme d’un masque sculpté. Le verdict tombe aussitôt : il faut opérer. Et donc, rejoindre d’urgence un hôpital. S’ensuit une saga rocambolesque, le médecin emmenant dans sa voiture Rudy et Louis par monts et par vaux, jusqu’à ce que le convoi finisse par buter sur un barrage allemand. Moment insoutenable du contrôle des papiers : on fait sortir la civière du véhicule, l’officier nazi se penche sur l’alité et recule, effaré.

Le livre se clôt sur un rire, le rire dément et inextinguible du médecin qui ne peut que constater le décès de Rudy, ce qui est totalement absurde au vu des risques insensés qu’ils sont tous en train d’encourir à trimballer ainsi un cadavre sous le nez des Allemands.

Un malade en forêt permet, je crois, de mieux comprendre les aspects psychologiques de  l’urgence, ce processus effréné qui nous met devant « ce qui est irrémédiablement chaotique ». Il n’y a pas d’autre choix alors que d’agir, de se lancer dans ce que le devoir vous impose, envers et contre tout. Quitte à y laisser à chaque fois un peu de sa peau.