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vendredi, 27 juin 2008

Poésie et écologie: entretien avec Gaël Prince à propos d'« Éoliennes »

Gaël Prince - Dans Éoliennes, le vent est présent partout. Il souffle sur la mémoire, traverse et anime les girouettes que votre père a dressées dans le jardin de l’enfance, « aux portes du réel », il alimente les moulins à vent et on le retrouve lorsqu’il dissémine dans l’atmosphère les poussières radioactives de Tchernobyl.

Ferenc Rákóczy - Oui, j’ai toujours été très frappé par cette idée que tout paraît mêlé, au fond, le bien, le mal, le haut et le bas, le mou et le dur. Et cela vaut bien entendu aussi pour les aléas de notre vie intérieure, les émotions, les désirs, la façon dont cela se traduit en actes ou en paroles. Ce côté inséparable des pulsions qui nous gouvernent devrait nous forcer à la plus grande prudence. Rien n'est jamais simple. Notre habitude dualiste et linéaire de lire les événements nous aveugle lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui se passe à plus grande échelle. La cybernétique l'a bien compris: au niveau d’un système, prévaudra toujours la circularité et des suites complexes d'enchaînements. Et cela a des répercussions jusque dans le monde de l’art, bien sûr. Impossible, par exemple, de départager de façon absolue un poème faible d’un chef-d’œuvre, si ce n’est dans l’intimité de sa résonance singulière. Là chacun est pour ainsi dire seul juge parce que c’est à lui et à lui exclusivement que le poème s’adressait. Et pourtant, au départ, quand le poème s'est écrit, il n'y avait qu'un écheveau de sensations confuses, d'intentions vagues, de mots en déshérence. Quelle force a été capable de mettre un peu d'ordre là-dedans? Produire ce résultat en apparence fulgurant? Avouez qu'il y a pour le moins quelque chose de troublant. Il faudra laisser passer le temps qui se trompe un peu moins souvent que notre sensibilité, à ce qu’il paraît...

Gaël Prince
- Écrire de la poésie aujourd'hui ne va pas de soi ?

Ferenc Rákóczy - En tout cas pas pour moi. Voyez les révolutions auxquelles nous avons pu assister après l’avènement du Nouveau Roman ou encore certaines formes de poésie contemporaine telle que la « poésie sonore » – qui est n'est rien d'autre après tout qu'une formidable manière d’aller directement à la pâte-mot, comme à une pensée imposée, d’accidentalité bégayante, dévidant la matérialité au risque de la folie –, pour ne citer que ces deux exemples. Que peut-on en dire? Dans tous les cas, ces révolutions reflètent bien les profondes mutations qui bouleversent nos habitudes d’aborder, en leur pointe du moins, aux rivages du langage. Écrits, imprimés, livres, les mots n’auraient-ils plus le même sens ? Cela expliquerait cette espèce d’indécision qui s’observe un peu partout dans la parole. Cette indécision, le plus souvent occultée par une frénésie folle et incontrôlable, je crois que c'est l’apanage du contemporain même si cela a toujours, au fond, caractérisé les avant-gardes. Il y a un flottement perceptible, et c’est ce flottement que je me suis efforcé de capter et restituer dans Éoliennes, tout en demeurant, le plus possible, en deçà de l’exprimable, dans les trous d’air du poème, ces interstices mi-végétatives où un certain frémissement reste possible. Le poète, si tant est que ce mot peut encore avoir un sens, est celui qui sent travailler la langue en lui, la fait bouger, en un perpétuel déséquilibre, palpiter, celui qui s'efforce de retrouver ce qui s'allonge et puis revient... L’hétérogène procède d’un faisceau de différenciations, de tâtonnements... D’un autre côté, en tendant plutôt vers le circonstanciel, j’ai pris l'option de me montrer sous un jour franchement prosaïque. Oui, j'ai décidé de prendre le risque d'ennuyer le lecteur avec ma part d'humanité... Mais, personnellement, c'était aussi une chance de pouvoir laisser éclore un lyrisme que je sentais neuf en moi, moins affecté, plus décousu, un peu dépoussiéré aussi. Plutôt que de me laisser griser de formules incisives ou de trouvailles, j’ai voulu amener la poésie sur une aire plus discrète et où serait en contrepartie envisageable un certain devoir de lucidité. Dans cette optique, faire cohabiter prose et vers, c’était en l'occurrence, sur un plan technique, englober les polarités du masculin et du féminin, comme une possibilité d'affirmer une certaine citoyenneté d'écrivain, un sentiment d'appartenance au monde.

Gaël Prince - En effet, on est frappé par la grande unité d’inspiration de votre livre, en dépit de la diversité des « sous-genres » abordés : sonnet, élégie, poème de circonstance ou en prose, journal poétique.

Ferenc Rákóczy
- Atteindre à une certaine unité à travers l’emploi de la prose et du vers est un des buts que je me suis assigné, comme de retrouver un ton naturel, proche peut-être de l'oralité. J’espère avoir réussi à passer avec suffisamment de fluidité de l’un à l’autre sans que cela ne heurte trop l’oreille ni les yeux. Comme je le disais auparavant, ce point de vue m’a aussi semblé pouvoir rendre compte le mieux possible de l’ère de dévastation dans laquelle nous nous trouvons : défaite de la conscience, montée de nouveaux barbarismes, mort annoncée du livre, disparition des espèces et même des langues…

Gaël Prince - On a l’impression d’assister à une « chute » universelle. C’est d’ailleurs le titre d’un poème lénifiant sur les premières images qui nous sont parvenues, en 1986, de l’explosion de Tchernobyl. On comprend que cette chute, que vous évoquez presque en philosophe, se trouve en lien immédiat avec les « points de basculement », ces points de non-retour – instants sensibles où l’on passe d’un équilibre à un déséquilibre, ce qui semble justement être arrivé avec l’explosion du réacteur n° 4, si l’on en croit les ingénieurs. On voit bien que ça continue aujourd’hui avec le climat et les pollutions de toutes sortes. Mais cette sorte d’éboulement terrifiant, pensez-vous que l’homme contemporain soit capable de l’interrompre ?

Ferenc Rákóczy
- Il le faudra bien, nous n’avons pas vraiment le choix. Que ce soit au niveau local ou dans ce qu’on peut nommer le macrocosmique, le progrès, inexorablement, nous a poussé tous vers des bouleversements auxquels nous n’étions pas préparés. Alors, comment tenir, comment nous tirer de là ? Tant d’années à construire notre civilisation industrielle au détriment de notre biotope, il y a une prise de conscience qui doit se faire – qui se fait, petit à petit. Mais les choses sont loin d’être simples, car notre société, en retombant sur ses pieds, s’est également désaxée, se désintégrant dans un magma de technologie, de surnature. Elle a cessé de tourner dans le bon sens, je veux dire: celui qui était le sien au départ, c'est-à-dire le présupposé judéo-chrétien, avec les repères et limites que nous lui connaissions. On ne peut pas l'en blâmer: elle est bien trop occupée à jouir du présent pour s'occuper de son passé, et moins encore de l'avenir. Alors, le chamboulement dont je parle n’est pas seulement écologique, il est universel, voire cosmique. Et ça n'a plus rien à voir avec le bien et le mal. À ce sujet, me vient à l’esprit un titre de Thomas Bernhard : Perturbation, qui est peut-être un des plus poignants récits du XXème siècle. Parce qu'il touche la vérité de toute dissolution, parce qu'il donne la parole non comme un remède à cette terrible maladie d'être, mais plutôt comme un viatique non dénué d'ambiguïté... Oui, c’est bien d’une perturbation ontologique dont il s’agit, où Tchernobyl, après avoir été un incompréhensible acte de négligence, prend maintenant valeur de symbole, d’avertissement, mais aussi de nouvel étalon de mesure de nos sentiments, de notre pensée. Il y a tout un domaine de l’affectivité ou, si l’on préfère, de la non-affectivité, qui s’est ouvert après cela ; et c’est ce territoire que mon livre tente de situer, d’analyser ou simplement d’habiter lorsque c’est possible – sans en faire pour autant une affaire de philosophie. Le philosophe, toujours, fait appel à la logique, à une certaine méthode qui sous-tend ses systèmes de lecture du monde. Or, comme elles touchent à l’irrationnel, il est impossible de donner des réponses tangibles aux questions que l'on se pose sur l'holocauste nucléaire. Personne ne peut circonscrire Tchernobyl à un domaine de connaissance, parce que Tchernobyl échappe à notre connaissance spécifique et en épuise le sens. Reste le point d'interrogation... N'est-il pas, de tous les signes linguistiques envisageables, l'ouvert par excellence, une échappée belle, une renaissance dans l'enfermé du langage?

Gaël Prince
- Des questions, oui, tout le texte en est jalonné… C’est à un véritable bouleversement de l’ordre des choses et des priorités qu’on assiste à travers vos notes quotidiennes à Tchernobyl, au nombre desquelles on pourrait citer la santé ou encore la perte de l’espoir. En ce sens, votre livre pose les jalons d'une véritable poésie écologique globale. Pourtant, on est étonné de la place que prennent dans votre ouvrage les relations humaines. Je pense à ce que vous écrivez à propos de ce maître d’école que vous rencontrez dans les environs immédiats de la zone, un certain Sergueï… Il me semble que c’est inhabituel dans la production contemporaine, souvent très narcissique et renfermée sur elle-même, crédule et se nourrissant exclusivement de ses propres préoccupations.

Ferenc Rákóczy
- C’est vrai, chaque fois que je rencontre quelqu’un, il y a pour moi ce constat merveilleux qu’on est peu de chose devant l’autre, qu’il reste un mystère absolu et entier. Nous n'avons que les mots pour nous connaître, et encore. Chaque mot est comme un fantôme et les fantômes, vous n'êtes pas sans l'ignorer, aiment à s'amuser. Alors on en revient à la curiosité. Il en a été ainsi, je crois, de ma confrontation avec cet instituteur octogénaire que vous citez, et qui se trouve, pour cette raison, dans mon journal de Tchernobyl, comme une expérience formatrice. J’ai beaucoup gagné à son contact. Il faisait partie de ces gens qui possèdent l’art de se raconter, sachant que le temps passe, nous use et se moque de nous, mais que les mots, eux, d’une certaine manière, restent dans les mémoires où ils continuent à se frayer un chemin comme les minces nuées qui filent sous la lune avant de se dissoudre dans l’aube naissante. Et puis, il y a tout l’aspect narratif du journal… Raconter une histoire, c’est comme une caresse, c’est faire preuve de magnanimité, et pourquoi pas : d’amour... On peut encore aller plus loin... se raconter, c’est peut-être même se préparer à la dissolution éternelle en entrant peu à peu dans son propre secret, en se perdant dans ses porosités intimes, ses rythmes naturels. En tout état de cause, le temps restera toujours le thème central de tout projet d'écriture digne de ce nom. Dois-je ajouter que mon ami instituteur y mettait quelque talent, outre ce terrible humour ukrainien qui lui faisait l’œil si pénétrant et la dent si dure... surtout la dent.

Gaël Prince - On sent aussi, par exemple dans le poème en prose intitulé « Faux frères », le besoin chez vous de désacraliser l’acte d’écriture, de vous démarquer d’une espèce de snobisme. Vous vous moquez assez copieusement des visées glorieuses du poète. Ailleurs, vous malmenez le désir pourtant bien légitime de croire en un sens donné…

Ferenc Rákóczy - Oui, cela m’a d’ailleurs été reproché par certains confrères versificateurs. D’abord, je me suis toujours méfié des poètes qui clamaient leur pouvoir sur tous les tons, ces mages et ces prophètes, ces mélusines et ces enchanteresses. Il y a une mégalomanie qu’il serait prudent de ne pas étaler avec trop de vergogne. Ensuite, je dois dire que plus j’avance, plus je sens planer une sorte d’inquiétude foncière quant à toute forme d’écriture en vers, qui réalise à la fois une idéalisation massive du langage et un paroxysme (sous haute surveillance, voyez Racine) des passions. Tous les adolescents qui écrivent des poèmes amoureux savent ça, de même que les rappeurs, auxquels on doit d’avoir réussi à associer dans un même combat poésie, politique et des messages à grande valeur humanitaire ou écologique. Il ne faut pas sous-estimer ce qu'on leur doit; en effet, la communauté francophone, depuis les Lumières, n’autorisait plus guère ce genre de guerre sainte et civile contre ce qui la définit : le bon ton. De toute façon, mon coeur a toujours penché du côté des rebelles, des remuants, ceux dont le chant se retrouve dans la rue. À l’âge adulte, écrire en vers reste donc une pratique somme toute suffisamment étrange pour qu’on la chahute un peu, même si l’on n’a pas le courage de l’abandonner tout à fait au bord du chemin. C’est par la désobéissance qu’on entre au paradis.

Gaël Prince - Votre vers a pourtant tout du vers classique...

Ferenc Rákóczy - Sur le plan de la versification, on peut dire que j'utilise largement un type de vers libre que j'appelle le "vers à trombone"; d'une longueur variable, il tourne le plus souvent autour de la césure à six syllabes, un peu plus, un peu moins. Lorsqu'il s'allonge, c'est comme si l'on tirait sur la coulisse de l'instrument: l'ambitus se modifie, on passe dans les graves, et le souffle s'allonge lui aussi. Cela permet une grande souplesse du flux locutoire, avec un rythme très balancé, et en même temps, je l'espère, un peu de bousculement dans nos habitudes de lecture. Mais surtout, il y a là pour moi la possibilité de m'adapter au plus près de la vie, à ce qui surgit, à travers les images ou les sons, afin d'intégrer ce matériau dans le poème qui se nourrit de ces accidents et de ces surprises.

Gaël Prince - Pourquoi avoir égrené tout au long du livre des quatrains sur la peinture abstraite, qui prend ainsi valeur de leitmotiv ?

Ferenc Rákóczy - Eh bien, il y a dans la peinture abstraite une innocence, un esprit d’enfance que la peinture figurative n’a pas – ou plus. C’était aussi une façon de sauver l’ensemble du recueil d’un surcroît de noirceur ou de tourmente, en quelque sorte le mettre en état d’apesanteur, insuffler de l’air dans les poches vides du poème ou, si l’on préfère : l’abandonner au principe d’errance qui est le sien. Et cependant, vous remarquerez que les artistes que je cite ont chacun laissé une empreinte nouvelle dans leur temps – une lueur d’origine. Peintre, on ne l’est pas simplement par nature ; qu’ils aient pour noms Yves Klein, Nicolas de Staël ou Bram Van Velde, leur destin, ils ont eu à chaque fois à l’accomplir en personne.

Gaël Prince - Travaillez-vous en ce moment sur un prochain recueil de poèmes ?

Ferenc Rákóczy
- Non, non… Toute coquetterie mise à part, je crains qu’Éoliennes ne reste, et pour longtemps, un aboutissement que je n’arriverai pas à dépasser. Pour ma part, j’y ai insufflé toute l’énergie psychique dont j’étais capable, et il ne me semble guère possible de trouver un jour la force d’aller au-delà.

Éoliennes, L'Âge d'Homme, Lausanne, 2007.


Propos recueillis pour Aedemonium.com