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vendredi, 26 juin 2009

Roland Donzé ou le temps de l’innocence

Écrivain suisse d’expression française, Roland Donzé fête ces jours-ci ses quatre-vingt-huit ans. Rappelons qu’avant de se lancer dans la fiction, il a occupé les fonctions de professeur ordinaire de philologie française à l’Université de Berne et est considéré comme une référence internationale dans ce domaine. Son extraordinaire Saga biennoise, composée à partir des années quatre-vingt, retrace, sur trois générations, les tribulations de deux familles liées par les liens du mariage, tribulations vues à travers les yeux du narrateur, Serge, qui décède avec son épouse dans un crash aérien au début du dernier opus, obligeant dès lors l’histoire à continuer sans lui. Donzé s’est vu attribuer en 2005 le Prix de la ville de Bienne pour l’ensemble de son œuvre, parue aux Éditions l’Âge d’Homme, de 1985 à 2006. L’été dernier, il a déposé le tapuscrit de ses cinq romans (retravaillés chacun jusqu’à une bonne dizaine de fois), sa correspondance ainsi que plusieurs documents annexes aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale. Cela fait de lui le seul écrivain vivant qui n'ait pas d'oeuvre à achever, sur qui l'on ne puisse se sentir de droits...

Pour ma part, je suis très fier d’avoir été l’un des premiers à lire en public ses romans qui, tant en Ajoie, qu'à Bienne ou à Lausanne, ont toujours rencontré une oreille enthousiaste et suscité une très vive émotion. Chopique, son second livre, me semble une chose immense, établie, précise et pourtant révélatrice et éclairante, et que je mets personnellement à côté des plus grandes que je connaisse. Il y a vraiment beaucoup d’arguments pour considérer la Saga biennoise comme un classique moderne des lettres romandes, et son auteur comme l’un des plus importants de ce pays, pourtant peu avare en talents, mais si long à leur accorder une vraie reconnaissance. D’abord par les sujets abordés : l’enfance, la pauvreté urbaine, la judaïté, la fragilité de la jeunesse, l’amour incestueux, la disparition de la mère tant aimée, la lutte et l’élévation sociale ou encore l’accès à l’écriture. Ensuite, par la technique narrative, profondément originale, à la fois épique et pudique, violente et musicale, si frappante que le lecteur en sera d’emblée déconcerté, bouleversé dans ses habitudes les mieux établies.

On peut affirmer sans exagérer que Donzé réinvente le dialogue et le monologue intérieur, faisant progresser son récit d’un pas très sûr, très vif, jusqu’au but qu’il s’est assigné : l’idée d’une certaine perfection formelle. Il sait comme nul autre capter l’énergie syncopée de la rue, la brillance d’un salon bourgeois, le conciliabule entre deux clochards célestes, les affrontements de l’adolescence. Cela s’effectue avec un raffinement rare et sensuel, car il n’y a qu’à travers la littérature qu’on entre au paradis. Dès la première phrase d’Une mesure pour rien, on est frappé par le rythme et cette scansion extraordinaire du texte, sa pulsation, cette marche un peu incertaine qui va toujours selon les accidents du temps – c’est à ce premier chapitre (Jeudi noir) que s’adosse toute l’œuvre à venir. On ne peut qu’admirer l’attaque et la chute des phrases, entrecoupées de silences, de non-dits, d’étourdissantes ellipses. Donzé a inventé un nouveau parler, l’acheminant vers ce point où il défaille et devient un chant, un miroitement, un simple relais à toutes les paroles au travail dans le monde.

Par ailleurs, l’écrivain, qui a pour ainsi dire tout lu, a conçu des personnages absolument hors du commun, souvent symétriques, ou alors incontestablement asymétriques, c’est selon: voix entremêlées, coupées, indissociables des bruits du temps ; ils heurtent de plein fouet l’imaginaire et demeurent longtemps dans la mémoire du lecteur qui doit accepter de se laisser toucher par cette prose hors des sentiers battus, pleine de fraîcheur et de tendresse amusée. Roland Donzé, qui se veut l’héritier direct des prodigieux conteurs – ouvriers, chômeurs, déclassés de toute espèce – qu’il a côtoyés dans les années vingt, à une époque où les enfants restaient encore bien sagement à table pour écouter parler les adultes, nous enchante en permanence, à chaque détour de page, par l’innocence sans apprêt de ses personnages, leurs côtés quelque peu désuets, mais toujours vrais, truculents, insolites, torturés, voire carrément intraitables. Il brosse ainsi le portrait d’une époque, mais surtout d’un tempérament, d’un air bien particulier, lié à un milieu typiquement helvétique (et donc juif, américain, international avant l’heure), ce qui nous semble, à nous, à la fois hautement instructif et parfaitement savoureux.

À ce titre, il possède à un degré de raffinement élevé l’art de faire jaillir le mouvement, la couleur, occasionnellement la beauté d’une situation simple au départ; oui, on peut dire qu’il ne suit jamais un tracé à l’avance, mais emprunte tous les sentiers de traverse que lui propose sa passion pour les belles constructions romanesques. Lire un livre de Roland Donzé, c’est s’offrir un rare instant de bonheur, être parachuté dans un univers où la moindre souris traversant un couloir prend une intensité, une présence telles qu’on l’entend trottiner pour de vrai. Roland Donzé parvient ainsi à recréer quelques éclats de cette grâce élémentaire que, parfois, on pourrait croire perdue. Voilà donc, n’en doutons pas, une œuvre riche de sève, mystérieuse, mystique presque, dont la force opère comme une délivrance, et en même temps une oeuvre miraculeusement préservée du moindre soupçon de prétention, et donc une œuvre pour notre temps et sans doute pour tous les temps.

La Saga biennoise aux Éditions L’Âge d’Homme :

 Une mesure pour rien, 1985 (Poche suisse, 1999)

Chopique, 1990

Le temps du refus, 1995

Déborah, 1999

L’Impromptu de Boston, 2006