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vendredi, 20 février 2009

Mon frère et moi

J'ai grandi aux abords d’une rivière, près d’une cascade où les truites arc-en-ciel venaient nous danser avant l’orage leur ballet des origines ! Dès l’âge de huit, neuf, dix ans, j’ai passé le printemps, l’été, toute une partie de l’automne au bord de l’eau coureuse. Toutefois, en dépit d’un émerveillement constant, ma curiosité n’a pas véritablement su s’éveiller à la pêche. Une certaine maladresse dans le geste m’en éloigna sans doute. Et puis, il y avait mon frère Joseph, surtout, qui y excellait avec une habileté que lui enviaient les pêcheurs confirmés. Ceux-là le suivaient en douce ou cherchaient à se lier d’amitié avec lui dans l’espoir d’éventer ses secrets. Quant aux autres, les pêcheurs du dimanche, les stationneurs au petit pied, ceux dont nous disions qu’ils n’eussent pas trouvé de frites dans l’huile, ils l’épiaient derrière les croisées, la mine déconfite, lorsqu’il traversait nonchalamment le village, canne en main, sac en bandoulière, sans se douter le moins du monde de la provocation que constitue en soi une musette emplie de bêtes visqueuses et froides arrachées d’un geste précis au bouillonnement moussu d‘un rapide ou d’une chute (et c'est ainsi qu'une ombre sautillante le suivait en permanence, cachée derrière les murets, les robiniers, se fondant dans la verte chevelure des saules).


Comment faisait-il? Nul ne connaissait les coins poissonneux ni ne lisait le courant comme lui. Personne pour pêcher les bordures de rochers, pour lancer de façon aussi élégante, pour récupérer puis relancer dans le même mouvement, en artiste consommé. C'était un sepctacle à la fois très beau et qui donnait l'impression d'une présence, d'une adéquation presque vertigineuse. Disons le tout net: il y avait quelque chose de stupéfiant à le voir opérer, contredisant le caractère aléatoire de la pêche qui reflète les bonnes et les mauvaises fortunes de la vie. Car Joseph faisait mouche à chaque coup. Il y avait comme une sorte d'attirance magnétique au bout de ses doigts, une vraie sorcellerie! Même après avoir passé des après-midi entières à l’observer, à essayer de comprendre, je garde l’impression que son art ne découlait pas d’une maîtrise consciente ou consécutive à la découverte de quelque règle empirique, mais relevait du pur instinct. Non, il ne faisait pas partie de ces gens qui usent  leurs forces en longues préparations et en savants calculs. 


Dès avant l’aube, précédant le chant du coq, il s’échappait dans l’air nacré, pailleté d’or et de rosée, à peine vêtu, tout juste éveillé, couvert déjà par le regard scrutateur de quelque voisin matinal. Cette concupiscence, c’était le signe d’une journée qui s’annonçait laborieuse pour tous. D’abord, Joseph se mettait à bêcher pour arracher à la terre une poignée de lombrics qu’il enfermait dans de gros bocaux à confiture, sales et ébréchés (mais ce travail de prospection minière laissait forcément des traces: il y avait partout autour de la maison des trous dans lesquels nous trébuchions à tout instant). Ensuite, il disparaissait quelques instants dans la remise pour en retirer son attirail de pêche: la canne, les fils, l’épuisette aux mailles déchirées. En somnambule, il enfourchait sa bicyclette sur laquelle on le voyait se fondre, silhouette indécise, dans la demi-obscurité couverte de légers voiles ocre et bleu.

Qu’on ne s’y méprenne ! Invariablement, nous trouvions à notre lever, bien sagement alignées sur le zinc de l’évier, les victimes bleuies de ses meurtres et de ses rapines, yeux globuleux, plaies imprégnées de sang à vif. Ses prises, innombrables, étaient là, froides et leur présence imprimait quelque chose d’à la fois familier et trouble dans notre cuisine. C’était une nature morte d’une beauté étonnante, qui nous attirait en même temps qu’elle nous pétrifiait. Comme il se doit, on attendait que toute la famille se trouvât réunie pour vider le poisson, tâche dévolue à notre mère qui commençait par inciser à la base de la nageoire caudale ; s’étant essuyé le front du revers du coude, elle laissait ensuite courir la lame effilée jusqu’à hauteur des branchies avant d’introduire un doigt, puis deux, dans la fente ainsi pratiquée, sectionnant non sans délicatesse dans la cavité froide, extirpant un rein, un agglomérat spongieux, quelques semblants d’intestins roses ou blanchâtres.

Inutile d’ajouter que nous étions incontestablement fiers des terribles exploits de notre prestidigitateur – fiers de façon presque scandaleuse. Pour ma part, je ne demandais qu’à le suivre dans ses prouesses, mais malgré ses explications (que je livrerais volontiers dans l’espoir qu’elles puissent être utiles à quelqu’un), impossible de progresser. Or donc, Joseph avait établi à l'usage de ses proches une sorte programme d’apprentissage progressif qui retraçait quelques principes essentiels de la pêche en rivière. Il était impératif, selon ses vues, de commencer par le plus difficile, c’est-à-dire la truite elle-même, car qui maîtrise la truite sera capable de capturer par la suite n’importe quelle autre espèce de poisson. C'était vite dit. Dans les faits, je n'ai vu personne lui arriver à la cheville, malgré les heures passées à expliquer les nuances et les subtilités de la rivière.

À chaque saison, la table familiale regorgeait de fuseaux argentins remontés de ces lieux interlopes que sont les méandres et les tourbillons. On en troquait contre des légumes frais, on en offrait, on nourrissait les chats de leurs chairs pâles, au point que personne dans notre entourage ne savait plus à quelle sauce les apprêter. Mon frère n’assistait jamais lui-même à toutes ces transactions, commérages et échanges de recettes. Je crois que ça l’atterrait plutôt. Les salmonidés lui tombaient des mains, soit, il n’en tirait nul orgueil, mais nous nous demandions toujours par quel miracle notre petite rivière pouvait receler tant de ces corps élastiques, étincelants et disponibles – qui se nourrissaient de quoi ? Par la force des choses, j’ai donc dû me rabattre sur un art moins glissant, et le hasard voulut que ce fût celui de la capture des mots, pas si faciles non plus à lever sous les algues et les pierres au bout de la ligne plombée.

Bréviaire des eaux, extrait, in Verrières, n°6, juin 2001

Commentaires

Tout simplement super! Tout ça me rappelle des w-e de pêche sur la Birse. C'était pas mal non plus!

Écrit par : jefsorel | lundi, 23 février 2009

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