jeudi, 19 février 2009
Trouver la truite
J'ai toujours été un piètre pêcheur. Un jour, cependant, à rebours de tout bon sens, mon frère décida que je pouvais progresser. Il m'offrait de me prendre en main. Il m'avait fixé rendez-vous non loin de chez nous, au pied des ruines d'un moulin désaffecté qui menaçait à tout instant de s'effondrer. L'aube luttait avec le brouillard, qui s'étendait encore par bancs opalescents sur la campagne environnante. Je parvins près de ce bras de rivière où le courant ralentit, hésite, offrant une vue plongeante sur les algues qui tapissent le fond. Tout était à la fois léger et solide, grave et plaisant. Mon frère était déjà là, il m'attendait depuis un moment, sans impatience. Mon instruction devait se dérouler selon un cheminement simple pour lui, extrêmement subtil et incompréhensible pour moi. Selon lui, il s'agissait seulement de fonder la relation que nous entretenons spontanément avec notre environnement : le vent, la température de l’air et de l’eau, les odeurs qui flottent, s'entremêlent au vent, les variations et les jeux de la lumière, qui prend près de la surface d’un courant une calorie spéciale, insoupçonnée, toutes ces choses nous parlent un langage qui est celui de la vie même. Pour ce qui était des truites, il lui semblait tout d'abord primordial que je me débarrasse de quelques illusions, ce qui est plus difficile qu’on ne le croit. Les illusions ! Prenons par exemple celle, tenace, qui consiste à croire dur comme fer que le sapiens sapiens est l’animal le plus évolué de la planète, et donc le plus éclairé, adapté, persévérant, ingénieux, etc. À ce régime, vos chances de lever un jour au bout de la ligne transparente un salmonidé quelconque équivalent pour ainsi dire à zéro. Car la truite évolue dans ce qu'on peut considérer comme un miroir déformant, où notre reflet se consume à chaque seconde, se décomposant en mille petits éclats désordonnés. C'est un monde ultra-sensible, extra-lucide, hyper-pénétrant.
Il résulte de tout cela qu'il faut se faire une règle de se tenir à contre-jour, quoi qu’il advienne, et bouger le moins possible afin de ne pas éveiller les soupçons de la belle fugitive, car elle est comme nulle autre sensible au bruit, et d'ailleurs rien ne l’effraie tant qu'une ombre portée. D’une intelligence fine et délurée, elle aura tôt fait d’établir le rapport avec un de ces bipèdes voraces qui polluent son environnement et n’en ont qu’après sa chair fraîche. Disons, pour faire court, que pour les créatures qui vivent à la frontière qui sépare l'air et l'eau, c'est surtout la lumière qui donne sens à l'ondulation des algues, aux battements toujours particuliers du courant sur les berges, à la mobilité. C'est une grande pulsion qui emporte tout. Ici, le monde a sa richesse et son poids, et sa logique pourtant ressemble à une absence totale de logique. C'est le règne de la magie et de l'indéchiffrable. Mon frère n'était pas superstitieux, il ne croyait pas au surnaturel, ou plutôt il y faisait entrer tout le naturel dont il était capable, à chaque instant. Quand il trouvait une truite à trois ovaires, il ne s'en étonnait pas: une truite à deux ovaires est déjà, si l'on y songe, une énigme suffisante. Dans la vie, tout n'est-il pas question de dosage, discrétion, modestie?
Bon, voilà, si vous avez tout compris, il ne vous reste plus qu'à appâter... Après avoir entre-aperçu un bref reflet argenté qui se confond avec un reflet du soleil, vous venez donc de lancer, et la mouche flotte à quatre mètres de la berge, s'éloignant lentement au gré du courant. Parvenu à ce point, efforcez-vous de retenir votre souffle, même si un léger voile devait obscurcir votre vision. En dépit de la crampe qui s’empare de votre poignet, surtout, ne bougez plus! Cela vaut mieux que de l’effrayer. Armez-vous de patience, et plein de dévotion pour l‘objet de vos attentes, tel un mystique dans l’expectative de la révélation, laissez-vous aller à rêver, efforcez-vous de voir au-delà des apparences. Imaginez-la, essayez de vous projeter dans le vide des apparences... De toute façon, peut-être que vous la regardez déjà depuis un certain temps sans avoir réalisé que c’était elle qui vous chatouillait dans sa princière nudité sous les dessous de nylon de la rivière. Car s’il y a loin de la truite à l’oeil (deux, trois mètres tout au plus), le chemin qui sépare votre rétine de la pensée se compte, lui, en années-lumière d’axones et de synapses, autant de relais qu‘il vous faudra franchir par la force de votre volonté. Par conséquent, ne désespérez pas si vous n’apercevez rien avant longtemps. C'est bien normal. Ça viendra. C’est déjà là.
Bréviaire de eaux, extrait, in Verrières, n°6, juin 2001
15:30 Publié dans Bréviaire des eaux | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, pêche, truite
Commentaires
En tant que fin pêcheur, je ne peux qu'être d'accord avec tout ce qui est écrit là. Sauf que c'est very very poétique!!!
Écrit par : MARIN D'EAU DOUCE | mardi, 14 avril 2009
moi je n'y connais rien, mais d'accord pour le poétic!!!
Écrit par : Daniel | mardi, 14 avril 2009
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