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mercredi, 15 mai 2013

Dernier rendez-vous

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À sept heures tapantes, comme convenu, la camionnette a débouché du chemin creux. Mordant sur le talus, elle a cahoté en zigzaguant jusqu’à la rivière bordée de neige grise. À cet endroit, elle s’écoule en un labyrinthe de méandres capricieux entre les bosquets et les pierres, de sorte que l’on ne sait jamais de quel côté elle va pencher.

Une portière a claqué dans l’air cristallin.

À présent, la tête de mon oncle apparaissait entre les branchages couverts de givre. Elle disparut derrière une touffe de roseaux pour ressurgir quelques instants plus tard contre le buvard du ciel. On le repérait de loin, avec ses cuissardes de caoutchouc, son gilet de pêche passé sur une chemise de soie bariolée, son chapeau en tweed, version à visières dotée de surcroît d’une paire de protège-oreilles mickeymousiens flottant derrière lui comme des pattes de grizzli agacées par la bise.

Il toussa en arrivant près de moi, ce n’était pas une toux à proprement parler, mais plutôt une espèce de surrection de tout son être, quelque chose d’indicible qui se nouait dans ses profondeurs pour crever à la surface.

– J’ai été obligé de prendre par le bas, expliqua-t-il brièvement, s’appuyant à un robinier à moitié gelé pour reprendre sa respiration.

Il se savait condamné : les médecins, pour une fois, n’avaient laissé planer aucun doute. D’ailleurs, la douleur parlait d’elle-même. Il avait à plusieurs reprises refusé de voir le prêtre, considérant paradoxalement que la religion était une coquetterie incompatible avec son état. Pourtant, lui qui se contentait jusque-là de magazines et des journaux gratis avait commencé à réapprendre les poèmes de son enfance. Il se les repassait dans sa tête, et cela le distrayait des pièges de la mort.

Quelques jours auparavant, il m’avait raconté un rêve au cours duquel il se voyait faire l’ouverture de la pêche avec moi. C’était un rêve étrange, dit-il. D’autant plus étrange que depuis l’annonce de la maladie, il ne rêvait plus, ne gardant du sommeil que cette vague lueur qui rappelle l’encre des nuits sans étoiles. Voilà ce dont il se souvenait : Au bord d’un ponton mangé de lichen et de mousse était amarrée une vieille barque. Malgré qu'elle prenait l’eau de partout, nous étions montés à bord, manquant chavirer. Après avoir vainement cherché à la vider à l’aide d’un seau troué, nous l'avions détachée, la regardant s’éloigner pesamment dans la brume matinale. Puis nous nous étions empoignés par le revers de nos vestes, mais il n’était pas clair si c’était une lutte ou une accolade – quelque chose de réconfortant, tint-il à préciser. Un peu plus tard, nous étions tombés sur un écriteau qui annonçait péremptoirement : « Pêche interdite aux plus de quatre-vingt-huit ans ». Cela l’avait réconforté.

Je le questionnai encore sur la façon dont tout cela s’était terminé.

– Je n’en sais rien, figure-toi… Et même ce que j’ai pu entrevoir… est-ce le songe d’un dormeur ou un rêve éveillé ? Qu’importe, puisque rêver c’est encore vivre. Une même vie m’anime et pourtant je ne la possède pas. Elle est ma conscience, elle passe ainsi que l’eau dans les porosités d’un galet, y demeure quelques instants, puis s’enfuit ailleurs.

C’était beaucoup de mots pour un taiseux.

Il se laissa choir sur un tabouret pliable et commença à s’affairer en silence, sortant un à un les hamçons de sa boîte à leurres. Au bout d’un temps qui me parut, à moi, infini, il brandit un bocal de vers fraîchement exhumés de son jardin. Les bestioles roses se tortillaient désespérément dans le verre obturé, un bel appât, et exactement de la bonne taille. Moi qui suis habituellement assez peu sensible au bruit, j’entendais très distinctement chaque râle, cela se mêlait au couinement des caoutchoucs, au heurt métallique des boîtes, au cliquetis des cannes télescopiques... c’était quelque chose d’affreux et, c’est pourtant étrange quand on y songe... d’embarrassant… Lui continuait à trier son matériel, sans un mot. Il semblait ignorer ce chuintement que produisaient ses bronches, se concentrant sur ce qu'il faisait, avec de petits mouvements parcimonieux. Chaque souffle était devenu trop précieux pour être gaspillé.

Car il redoutait d’étouffer, et cette pensée ne le lâchait plus. Oui, tout sauf étouffer, partir dans cette noyade sans fin, cet abominable cri de toutes les fibres. Il avait chargé un ami de le pourvoir du nécessaire en vue de ce moment pénible, désirant que cela se passe ailleurs que dans l’une de ces salles où votre dernier air a été souillé d’odeurs méphitiques. Ensemble, ils avaient préparé le poison dans une petite fiole translucide.

Tout cela va de soi et ne devrait pas étonner.

Nous jetâmes de petits morceaux de pain au milieu des pastilles d’argent qui coulaient sous l’herbe retroussée, déployâmes nos cannes. On percevait le doux chuintement d’une flûte à sortilèges. Un couple de hérons blancs et violets est venu effectuer un petit vol de reconnaissance au-dessus de nos têtes, histoire de se rendre compte de quoi il retournait. Nous les avons regardés passer sans cacher notre contentement. Chaque battement de notre cœur peut susciter une force encore endormie.

Sans que rien ne fut rajouté, il mit à tremper dans le courant deux bouteilles préalablement attachées par le goulot à une branche de la berge. Aussitôt, la rivière referma son poing sur elles – la ficelle tendue se tortillait en tous sens, mais nous savions d’expérience qu’elle ne lâcherait pas. L’eau était glaciale et la journée s’annonçait glorieuse.

Alors, sans nous hâter, nous avons lancé les lignes.

Commentaires

Bravo, très beau texte sur la mort.

Écrit par : Mister V. | mercredi, 15 mai 2013

Hello, c'est que moi!

Écrit par : Mortel_Ravage | lundi, 20 mai 2013

Les commentaires sont fermés.