samedi, 05 janvier 2013
Le bord des limbes, pièce en un acte pour deux personnages
Le bord des limbes, un conciliabule à deux voix, parle avant tout d’un phénomène psycho-corporel relativement rare et surtout très singulier : le déni de grossesse.
Entre 1995 et 1999, par un curieux concours de circonstances, j’ai été à plusieurs reprises en contact avec des mères présentant cette étrange problématique. J’étais alors un jeune interne pétri d’idéaux, mais force est d’avouer que ce qu’on m’avait inculqué jusque-là de connaissances médicales ne m’avait guère prémuni pour venir en aide à ces femmes. J’écoutais donc leur silence, j’essayais de percer les bribes de parole qu’elles ne semblaient jamais livrer pour leur propre compte mais par pure convention, et qui me heurtaient, moi, par leur éprouvante banalité, leurs lacunes, surtout par ce qu’elles avaient d’à la fois lourd et furtif.
On connaît bien la « normalité » de ces patientes, qui s’efforcent, contre toute attente, d’apparaître la plupart du temps aux yeux de leurs interlocuteurs comme des personnes quelconques, ordinaires et sans histoire. Plus on met à nu leur logique interne, ce mélange d’images fragmentées, d’impressions vagues, plus tout se brouille dans une informe succession de micro-propos privés de cohérence et pourtant présentés comme déterminants. Ce qu’elles ont a nous dire est si bien englué dans un bain de normalité qu’on finit soi-même par s’en trouver comme étranger au monde, en quelque sorte hors jeu et indéfiniment renvoyé à ses propres questionnements.
Curieusement, ce syndrome si mystérieux appelé déni de grossesse révèle aussi que déraison n’est pas forcément folie. Explorant les profondeurs de l’âme, le théâtre nous place alors au cœur de l’embolie du monde, des trous noirs de la nature humaine.
Car, dans son aspect de transe, le théâtre est le trafic d’influence du psychosomatique, l’accolade de la mémoire et de l’oubli. Chose insolite et terrible, il touche aux limites de l’être, il se pénètre de cette substance ligneuse du langage que les anciens déjà nommaient forêt. On joue sur les planches – ces arbres débités et néanmoins ressuscités dans leur sève à chaque spectacle – comme sous le couvert d’un feuillage très dense, sans savoir jamais de quel côté vont s’écouler la clarté et l’ombre. Artifices d’un rituel barbare, plein de force et aussi obscur que la plus touffue des sylves primitives.
Le plateau nous intéresse dans la mesure où il est capable d’absorber les forces vives de ceux qui l’approchent, de part et d’autre de la rampe, dans cette naissance en boucle où remontent au grand jour les rêves de chacun. Et c’est ainsi que notre rêve théâtral se consume lui aussi, mû par des causes exclusivement humaines, en un tourbillon qui ne saurait être ni coupable ni innocent, vers le haut et vers le bas. Surtout vers le bas. N’est-ce pas cela au fond la véritable énigme de chaque représentation ?
Le bord des limbes, Collection Théâtre Vivant, éditions l'Age d'Homme, 2012
11:35 Publié dans Au jour le jour | Lien permanent | Commentaires (0)
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