dimanche, 13 octobre 2013
Le secret d'une vie
Le jour de la mort de mon oncle, on apposa des scellés sur sa porte. Je me souviens avoir tourné longuement autour des bandes jaunes, hésitant à les arracher. Ce n’est que cinq semaines plus tard que nous eûmes le droit d’entrer dans le petit appartement humide qui nous parut dans un état de décrépitude évoquant un monde en ruine. Il avait été médecin de famille pendant trente-cinq ans, et nul souci de retraite ne l’avait jamais effleuré. Son logis était pauvre et triste. Le cœur serré, je l’imaginai vivotant là-dedans, se confectionnant pour finir le dernier cocktail, celui qui nous emporte dans l’ivresse du renoncement. Il en parlait quelquefois comme de l’« ultime tremblement de terre, celui qui fait trembler même le plus fort d’entre nous ».
On fit l’inventaire de ses biens : un lit, une table, trois rechanges de linge, des vêtements ordinaires, un jeu de cannes à pêche, des ustensiles de ménage et surtout, des centaines de livres entreposés du sol au plafond sur plusieurs rangées.
On découvrit également, dans un carton qui gondolait en tous sens, des piles de feuilles couvertes de son écriture: son roman, composé dans le plus grand secret.
Pour ce que j’en compris, cette chronique touffue évoquait la vie d’un certain Thomas, alpiniste, campé comme d’une légende vivante que son auteur faisait se mouvoir dans un décor de carte postale. J’identifiai certains personnages (ils avaient beaucoup de traits communs avec mes proches), reconstituai certaines situations de sa propre biographie, pris du plaisir à suivre l’intrigue (convenablement embrouillée) et me perdis au milieu d’un passage évoquant des chutes de pierres au beau milieu d’une ascension particulièrement périlleuse.
Manifestement, il avait pris un plaisir énorme à coucher tout cela sur le papier, donnant vie à tous ces personnages comme s'il les avait assidûment fréquentés au quotidien. Chacun de nous est une foule. C’est ainsi qu’on abrite mille figures différentes, qui cohabitent en nous de façon harmonieuse ou chaotique et se révèlent en fonction des lieux, des moments et des personnes auprès desquelles on se trouve.
Toute la fin de son histoire se perdait en une digression interminable: sur l'amour, l'idéalisme, sur notre place dans le monde, sur l'action de l'homme dans ce monde. J'étais jeune, la culture me manquait pour saisir de manière exhaustive les idées maîtresses du texte.
J'imaginais mon oncle en train d’écrire à sa petite table après de dures journées, et cela me plongeait dans des abîmes de perplexité. Je réalisais que j'avais pour ainsi dire fréquenté un inconnu.
Mon oncle, pendant des années, dans son cabinet de campagne, s’était dévoué corps et âme (expression des plus appropriées au demeurant !) aux autres, subissant mille pressions pour renoncer aux dimensions de sa personnalité qui n’entraient pas en jeu dans sa vocation. Souvent, et avec humour, il avait évoqué son sentiment d'être « dévoré par son prochain comme une mie de pain ». À l’automne de sa vie, il s’était consacré à son jardin, faisant pousser des tomates, des haricots verts, des concombres qu’il distribuait dans le voisinage. Il avait creusé un étang, s’était mis à l’élevage des carpes, et quelquefois des chevreuils y venaient boire...
Je suppose donc qu’il devait écrire la nuit, dans ces moments interstitiels qui confèrent une capacité effective à mobiliser quelque chose de profond parce que la veille on était dans la mêlée. Et je m’en voulais d’une certaine façon : peut-être avions-nous sciemment ignoré la part la plus importante de son existence, celle qui avait le plus compté à ses yeux, parce que cela me se mariait guère avec l'image que nous avions de lui ? Il était cet homme modeste, souriant, que j’avais si souvent vu rouler sa cigarette entre ses doigts. Cet homme jovial, un peu lisse, dont personne n'eût soupçonné autre chose que son action auprès de ses malades, qui l'adoraient et parlaient de lui comme du meilleur des médecins.
Qu’est-ce qui nous avait échappé? Je me mettais à regretter de ne pas avoir passé plus de temps avec lui. Sans doute aurais-je beaucoup appris à son contact. Les occasions n'avaient pas manqué, mais j'avais préféré me tourner vers des jeux plus ordinaires.
Tant qu’on est tout près, on ne peut voir la taille véritable d’un homme, parce qu’il n’est pas encore lui-même. Il est en devenir.
Ainsi donc, on ne peut pas mesurer la taille des êtres encore vivants, leur dimension. Et ce n'est pas seulement un effet d'optique comme on serait enclin à le croire. Cela vient après, quand le vivant est devenu trace, empreinte. Alors, oui…
Alors, on se rend compte que ce tremblement en nous ira aussi loin qu’un tremblement de terre, et fera autant de dégâts. C’est comme si on s’éveillait d’un trop long sommeil, on regarde autour de soi, effaré.
Mais... trop tard.
09:23 Publié dans Bréviaire des eaux | Lien permanent | Commentaires (5)